18.

 

 

 

Super Brain n’avait rien découvert de fondamentalement nouveau. Les virtuels étaient toujours signalés comme des analyseurs-traqueurs 2018, probablement conçus par le M.I.T. Ils fonctionnaient à sens unique mais les boomerangs fantômes de 42 ne les avaient pas abusés. Super Brain proposa d’abandonner l’attaque linéaire pour envoyer des T.T. Garfield, des torpilles-toupies dont l’efficacité en action boomerang avait été démontrée lors de l’attaque de l’Union Oméga contre la Deutschbank. Le micro dénombra ensuite près d’une cinquantaine de sous-programmes capables de détruire le Goblin Virus. Il sécha en revanche sur le mutant Counter, toujours identifié comme virus gluant, et le Moby Dick - hexa trap, inconnu au bataillon des protections neuroinformatiques. Antonin relia le Jokari au port direct. Orlando devait recevoir ces informations mais restait obstinément silencieux. Antonin vérifia le synthé. Christina, recroquevillée sur le lit, semblait effroyablement crispée. Son expérience avec la sonde d’OFF l’avait durement éprouvée, et l’image d’Antonin au clavier de Super Brain remuait dans sa tête une vase douloureuse. Assise à côté d’Antonin, Anita, les mains enrobées d’isolant, se tenait prête à débrancher le bazar.

« Quelque chose qui cloche dans ton network, mec ? demanda-t-elle.

— Je n’ai pas de retour d’Orlando », murmura le garçon.

Super Brain confirmait pourtant l’établissement de la liaison. Antonin sentit la douleur renaître entre ses omoplates. Il réclama une réponse à Super Brain.

 

Connexion établie.

Pas de transfert.

 

Super Brain était formel.

« Qu’est-ce qu’il fout, merde ? jura Antonin.

— J’adore ça, petit d’homme ! J’adore ce truc ! »

Le synthétiseur vocal n’était pas sorti tout à fait intact de sa précédente expérience. La liaison sonore était atroce.

« Qu’est-ce qu’il adore ? » s’étonna Anita.

Antonin fit la moue.

« Être dans la tête des autres, peut-être…

— L’horloge du Jokari a dû en prendre un coup. J’arrive après la bataille. »

Antonin se frappa le front.

« Connard… », grogna-t-il.

Le Jokari s’était naturellement câblé sur l’horloge interne de Super Brain. Combien de décalage ? Dix minutes… Le temps que 42 se fasse désintégrer.

« Panizza est en backstage. Le groupe répète. Écoute ça ! »

Ça ressemblait à la diffusion d’un concert par câble téléphonique du XXe siècle, et par temps orageux. Antonin grimaça. Le loup-garou était en train d’écouter la répétition du Band of Joy. John Bonham venait d’entamer un solo de batterie. Antonin plissa le front. Ce rythme de tambour lui était presque familier…

« Hey, le batteur de Joe Moe Dee joue exactement ce truc entre Aladin et Wheels of Death ! » s’écria Anita.

Antonin reconnut à son tour à travers la force granitique du jeu de John Bonham le tempo préféré des Sculpteurs inhumains, la phrase musicale que Trafic tambourinait sans relâche sur les tables et le dossier des chaises… L’écho du concert se perdit dans un brouillard de parasites. Antonin, éberlué, tapota la façade grillagée du synthé. Des pensées folles tournoyaient dans sa tête. Cette rythmique n’apparaissait que dans un live de Joe Moe Dee. Antonin n’était pas certain que Tomcat en possédât un exemplaire dans sa bibliothèque musicale. Au-delà de cette incertitude troublante, Trafic avait une façon bien personnelle de doubler certaines sections du phrasé, ce qui, affirmait-il, en amplifiait l’énergie. Antonin avait cru reconnaître cette singularité dans le solo de John Bonham…

« Il y a des morceaux de 42 éparpillés partout. Un vrai carnage. Son spectre est complètement bouffé par le virus gluant. C’est dans ce charnier que le robot a dû prendre les infos sur 57. Pas de trace de Trafic… »

Une pause.

« Sauf dans le jeu de Bonham. Plant a l’air surpris. »

Une nuée de parasites couvrit à nouveau la liaison. Antonin se demanda s’il ne s’agissait pas en fait du rire grinçant d’Orlando.

« Y a des mercenaires et des babas partout. Dommage que je n’aie pas d’accès aux commandes du golfeur. J’irais bien enculer et bouffer deux ou trois de ces hippies !

— On a lâché un fou dans la tête du robot… », soupira Antonin.

 

Mutant Counter. Virus gluant. Destruction impossible.

Goblin Virus. Reproduit le virus précédent.

Stérilisation possible avec tous les programmes safe créés

depuis 012.

Mutant Moby Dick. Hexa trap. Inconnu.

 

« Il est devant le tunnel… », souffla l’adolescent. La main d’Anita effleura les câbles. Antonin retint sa respiration, comme s’il craignait, dans cette mortelle quatrième dimension, de contrarier l’action du loup-garou…

 

 

 

Orlando observa le tunnel avec ses disques virtuels, ses douves grouillantes de virus gluants et les ondulations en trompe-l'œil de ses parois qui le faisaient ressembler à la « rue en rond » de Mirabelle. On ne pouvait en percevoir l’extrémité. Quel genre de chance pouvait bien avoir un boomerang fantôme d’aller jusqu’au bout de ce boyau et revenir en dupant les virtuels ? 42 avait été bien optimiste. Le loup-garou flaira une présence, un scintillement tout près de lui. Il se déplaça, recula légèrement. Micropalpeurs ? La force du loup se ramassa. Il avait planté des centaines d’étincelles fouisseuses dans la partie accessible de l’enveloppe de Panizza. Elles travaillaient à une vitesse stupéfiante, accumulant les données. Là-bas, Super Brain allait avoir du mal à digérer tout ça. Le scintillement auréola une des étincelles plantées dans le premier virtuel. Ça devait s’interroger. Ça devait se demander si ce n’était pas un programme abandonné par 42. Ça pouvait devenir dangereux.

Analyse-moi cette merde !

Les réponses de Super Brain apparaissaient à gauche du champ visuel du spectre. Pas suffisamment brouillées pour devenir indéchiffrables.

 

Micropalpeurs P.M.S.

Usage réservé aux I.A. de la Nouvelle Église.

Manipulation par leurre link Cyrulnik.

Destruction et gel partiel des alarmes possible

avec torpille intégrée dans le Rock Program développé

par 42-Crew.

 

Orlando laissa le link Cyrulnik désinformer les palpeurs. Le scintillement quitta l’implant du loup-garou et s’en alla flotter ailleurs. Super Brain annonça qu’il était prêt à lancer ses T.T. Garfield dans le tunnel. Orlando différa l’ordre, préférant lancer ses fouisseurs plus loin en avant. La voix de Robert Plant était magistrale. Les fidèles étincelles s’envolèrent et se plantèrent comme des shuriken dans les défenses d’OFF. Elles découvrirent une bombe sous le sixième virtuel et une autre sous le dixième. Minage récent. Le robot ne péchait pas par excès de confiance.

 

Bombe de type Burger en turbo-assembleur.

Bombe Crash, détournement du virus killer Gaildorf.

Destruction ?

 

Orlando refusa. Il pouvait passer par-dessus. Le virus gluant, harcelé par les étincelles, commençait à montrer des signes de faiblesse. Le loup-garou se sentait vibrer. Son spectre était limpide. Un brasseur planté en amont lui rapporta une chaîne qu’Orlando ne communiqua pas à Super Brain. Cette chose-là ne regardait que lui. Les shuriken apprenaient à se reproduire. Ils criblaient maintenant l’essentiel de la partie accessible du golfeur. Ils détectèrent le programme de lévitation, enfoui dans le gras de l’enveloppe. Première commande craquée. Le second programme de commande était dissimulé près des omoplates et comportait une très intéressante et très complète bibliothèque de drive. Orlando s’amusait comme un fou. Où était ce fichu dragon ? La topographie du tunnel lui apparut en graphisme fil de fer. Cinq faux virages, les virtuels chargés de relayer les informations plantés comme des plots dans la mélasse du Mutant Counter, deux bombes, une fourmilière de traqueurs en sommeil que les petites étincelles se chargèrent d’endormir pour toujours… Et toujours pas trace du dragon. Victime d’une hallucination programmée, le petit pirate ? Ce n’était pourtant pas un holo-mirage qui en avait fait de la charpie. Les brasseurs analysaient sans relâche et ne détectaient aucun autre piège. Malicieux, le robot…

Maman vient te donner la fessée, fer-blanc…

Orlando donna l’ordre à Super Brain d’envoyer les T.T. Les boomerangs s’engouffrèrent dans le tunnel en toupillant, traçant dans la lymphe un sillon arc-en-ciel. Le loup-garou les suivait au bruit. Les torpilles firent demi-tour, remontèrent la gaine en déposant des leurres sur les virtuels et vinrent mourir devant Orlando, leur tâche accomplie. Les analyseurs 2018 en avaient pour un moment à faire joujou avec leur ombre.

Ça a marché ! T’entends ça, p’tit d’homme ? Ça a marché !

Super Brain avait sans doute eu raison de conseiller l’abandon de l’attaque linéaire. Ivre de puissance, le loup-garou s’enfonça comme une balle dans le tunnel, voltigeant au-dessus des virtuels en perdition, narguant la mare de virus gluants. Le dragon se dressa à la sortie du quatrième faux virage, trépan monumental, superbe origami au poitrail hérissé de virus perforants, l’haleine chargée de tout ce qui se faisait de plus destructeur dans le domaine neuro-informatique… Ses ailes en assembleur avaient des reflets nacrés et le faisaient ressembler à l’improbable produit du croisement d’un iguane et d’une raie. Pas le moindre octet de cette créature qui ne fût investi d’un programme d’éradication. Super Brain déconnecta après une rafale de messages de détresse. Le loup-garou s’éparpilla…

 

 

 

Anita tenait dans sa paume scotchée d’isolant le faisceau de câbles d’alimentation. Elle vibrait comme une lame de guimbarde. Les yeux d’Antonin papillotèrent. Il se tourna vers Christina, occupée à mâchouiller un coin de la taie d’oreiller.

« Toujours intacte, honey ? »

Christina hocha la tête. Antonin regarda Anita.

« Mais bordel, qu’est-ce que t’as foutu ?

— Tu m’avais dit de déconnecter quand Super Brain se mettrait à déconner !

— Et tu l’as vu déconner ? »

Anita fit crisser son ongle verni sur l’écran éteint du micro.

« J’ai pas rêvé, mec ! Y avait marqué là : Déconnexion immédiate. Alarme. Déconnexion immédiate… Toute une chiée de lignes exactement pareilles. »

Antonin ferma les yeux et exhala un long soupir.

« On a lâché Orlando au mauvais moment… »

Il repoussa sa chaise et dégringola l’escalier. Le corps du loup-garou était toujours allongé sur la banquise de marbre. Antonin lui retira prudemment le casque du Jokari des tempes et le glissa dans sa poche. Ça ne servait à rien. Il chercha un pouls imperceptible sur le poignet d’Orlando. Cœur d’oisillon. La peau du loup-garou était glacée. Deux toubibs sur trois l’auraient donné pour mort. Antonin referma la porte et remonta à l’étage.

« On se rebranche », décida-t-il.

Anita arborait toujours son superbe ictère. Elle était debout près de la fenêtre et regardait la rue.

« T’as entendu ? Je recâble Super Brain !

     — On a de la visite », laissa tomber Anita d’une voix morne.

Trois rides horizontales balafrèrent le front grêlé d’Antonin. Il s’approcha de la vitre opacifiée par la condensation. D’un revers de poignet, il balaya la buée. Dans le brouillard doré des réverbères, il aperçut les hippies… Ils étaient une cinquantaine et ressemblaient à ceux de Riverside Walk. Ils regardaient les fenêtres de l’appartement et d’autres filles blondes dansaient…

« Qu’est-ce qu’ils chantent ? » murmura Antonin.

Anita entrouvrit la fenêtre.

 

When the moon is in the seventh house,

And Jupiter aligns with Mars,

Then peace will guide the planets,

And love will steer the stars ;

This is the dawning of the age of Aquarius,

The age of Aquarius.

 

Antonin referma la fenêtre. D’autres hippies arrivaient et se regroupaient autour des braseros qui ouvraient dans la brume des bouches ensanglantées. Ils seraient bientôt plusieurs centaines. OFF sonnait l’hallali. Antonin regagna sa chaise et posa le Derringer près du clavier.

« Je me recâble avec Orlando… », souffla-t-il d’une voix blanche.

Christina vint s’asseoir près de lui. Elle déroula en silence le ruban d’isolant autour de sa main droite.

 

 

Pourrir. Corruption prématurée de la chair et du spectre. Pourrir. Tel était l’ordre hégémonique du virus gluant. Et les enzymes bousillaient consciencieusement ses chaînes neurologiques. Jusqu’à totale ingestion.

 

Infection par Mutant Counter. Virus gluant. Destruction

impossible.

 

Le spectre disloqué du loup-garou vit clignoter le message quelque part dans le pare-brise éclaté de son champ de vision.

Alors comme ça, t’es revenu, p’tit d’homme ?

La réponse n’était qu’une bouillie d’octets éparpillés. À l’autre bout, Antonin ne devait recevoir qu’une vaguelette de parasites. Antonin… Le loup rassembla ses lambeaux. Les étincelles avaient protégé le cœur de sa mémoire. Elles continuaient à lutter contre la glu du Mutant Counter. Orlando revit le dragon, sa plongée désespérée dans le lac infesté par le virus gluant, les piranhas qui se ruaient sur son spectre… Sa mort, presque. Orlando entendait clapoter contre son empreinte génétique les algues vitriolées, l’acide du Mutant. La douleur ou les morsures du virus avaient un goût d’acétone.

 

Infection par Mutant Counter. Virus gluant. Protection

expérimentale des archives de la Nouvelle Église.

Nettoyant étudié par le groupe Twilight Zone des

technobarbares de Silicone Valley.

Aucune preuve d’efficacité.

Prêt à envoyer.

 

Super Brain faisait des progrès. Tout au fond de la mélasse gourmande, le loup-garou formait déjà une petite masse compacte. Le spectre n’éprouvait rien de tangible. Clone sensoriel de la torture blanche. Privation des repères. Un effort était nécessaire. Rien que pour entendre encore une fois les virtuosités vocales de Robert Plant… Orlando détesta absolument la chorégraphie lente du virus gluant. L’éclat des shuriken était encore trop terne.

Vas-y, baby, fais-moi exploser toute cette merde !

L’ordre était faible, parasité. Super Brain le décoda, l’interpréta et balança le nettoyant des Twilight Zone. Efficacité archivée. Et comment ! Les mâchoires du Mutant Counter se replièrent en piaillant comme des milliers de crabes plongés dans l’eau bouillante. Les décombres du loup-garou se rassemblèrent comme l’implosion d’un building filmé à l’envers. La force du fauve blessé pour échapper à son prédateur… Le spectre d’Orlando aperçut, à la lisière de sa conscience, le ventre mou du dragon palpant la surface des douves.

Trait Bleu Konica.

Le laser turquoise jaillit de la mélasse pour atomiser les boot-secteurs du monstre, entrailles vulnérables guidant la panoplie des micro-tueurs. L’origami géant poussa un cri horrible et se recroquevilla comme une sculpture de polystyrène oubliée sur une vitrocéramique halogène. Le spectre du loup-garou creva l’horizon poisseux de virus agonisants. Devant lui puisaient les neuroprocesseurs d’OFF, comme des ventres de reines…

 

 

Antonin retint son souffle. Super Brain venait d’émettre un claquement sec. L’écran se flétrissait comme l’image fixe d’une pellicule carbonisée par une pause prolongée.

« Me lâche pas maintenant… », siffla-t-il, les dents serrées.

La fente thermique cessa de vomir ses paravents de papier comptable. L’ordre du Trait Bleu Konica n’était qu’à moitié imprimé. Une rémanence sphérique palpita une seconde sur l’écran avant de s’évanouir. Super Brain était mort. Antonin, pétrifié, écouta décroître le ronronnement du disque dur. Les prodigieuses mémoires introduites par 42 se recroquevillèrent dans une coulée de circuit imprimé. Fini. Pas de « That’s all, folks ! » inscrit dans le dernier programme du micro.

« Me lâche pas maintenant ! » hurla encore Antonin en giflant la console.

À nouveau cette odeur entêtante d’isolant brûlé. Le garçon cligna des yeux. Aucune fumée ne se dégageait de Super Brain et quelqu’un le secouait.

« Faut te décâbler, mec ! gueulait Anita. Les hippies viennent de foutre le feu à la taule ! »

Antonin avait l’impression que des nuées d’acariens étaient en train de lui ronger le système nerveux. Vertige de la descente. 42 lui avait souvent parlé de cette sensation qu’il éprouvait parfois après s’être câblé sur les réseaux. L’odeur de cramé ne venait pas de Super Brain. Le garçon entendit un fracas de verre brisé, quelque part au rez-de-chaussée, se retourna et vit avec horreur les panaches de fumée noire envahir les escaliers. Les fans de Panizza balançaient des molotov dans l’appartement.

« Orlando… », murmura Antonin.

Il se rua vers l’incendie.

« Montez-le au grenier ! » ordonna-t-il en désignant le corps de Trafic.

Le garçon disparut dans la fumée. Il suffoqua, trébucha, manqua une marche. Odeur de napalm. En bas, les flammes léchaient déjà la rampe. L’incendie embrasait les pièces comme s’il s’agissait de poches de gaz. Les cocktails devaient être remplis d’une substance grasse à combustion lente et gazeuse. Mélange de fioul, d’éther et de plastique… Antonin n’y voyait plus rien. Il entendit d’autres bombes incendiaires exploser sur le carrelage tandis qu’à l’extérieur les hordes d’OFF chantaient à tue-tête leur hymne de paix. Le souffle du brasier posa sur son visage un baiser brûlant.

La fumée devenait orange autour de lui. Une poutre s’effondra, plus loin, vers la pièce principale. Antonin recula en hurlant le nom du loup-garou.

 

 

Contact rompu avec Super Brain. Brouillage ou problème technique… Où es-tu, petit d’homme ? Les étincelles se regroupèrent autour d’Orlando. Il observa les neuro-processeurs du robot, comme quatre grosses larves translucides nichées dans un cocon balayé par une forêt de tentacules d’anémone. Les lianes, comme piquées à l’intérieur de la tête d’OFF, ondulaient paresseusement. Orlando envoya une sonde. Au contact du shuriken, le tentacule se rétracta. Un frémissement agita la forêt d’algues grises. Elles durent prendre l’étincelle pour un parasite et la chassèrent sans lui laisser le temps de dérober la moindre information.

Qu’est-ce que c’est que ce travail ?

Apparemment, l’essentiel des protections avait été installé dans la liaison Panizza-OFF. À moins que ces tentacules ne représentent une menace plus grande encore… Orlando regretta l’absence de Super Brain. Ses mémoires auraient peut-être pu lui fournir une explication sur la présence de ces filaments tactiles. Le loup-garou libéra ses petites étoiles. Une douzaine d’entre elles se fit avaler par les lianes avant que le reste de la nuée ne décide d’éviter cette chevelure vorace et ne s’éparpille dans les réseaux du robot. Tous les systèmes de sécurité du robot devaient être en alerte et rien ne se passait. Orlando décida qu’il détestait ça. Les shuriken mordaient joyeusement dans les bibliothèques d’OFF et collectaient une masse considérable d’informations. Le robot était allongé dans la caravane, dans une énorme cantine de métal. Qu’est-ce qu’il fichait là ? Phase d’autocontrôle ? Orlando se déplaça. Les étincelles venaient de rencontrer quelque chose. Une flaque de neurones, un truc dégueulasse, comme un vieux chien cancéreux abandonné dans un cul-de-basse-fosse. Les fouisseurs y plantaient allègrement leurs trépans.

Hey ! Qui c’est qui me chatouille comme ça ?

Le spectre du loup-garou ondula.

Identification ?

Orlando ? C’est toi, beau branque ?

Orlando reconnut le rire pointu d’OFF, de l’époque de la défonce et du bidouillage. Les étoiles ramenaient des informations ahurissantes.

OFF ?

Zéro pour la question, Gaston ! T’aurais pas encore un peu de cette délicieuse glace noire ?

Un bout de charogne, les lambeaux du programme rock de 42. Quelques octets éparpillés soutenus par une routine virale cachectique.

Tout juste, Auguste.

Où est OFF ?

Mais partout, tout autour de toi. Mate un peu cette cathédrale. Paralysé comme une vieille grue rouillée.

Paralysé ?

Le rire crispa Orlando.

Le nouveau Seigneur a compris trop tard qu’il avait fait une boulette. Un quart de ses composants venaient du Japon, Toto. Tu mords le bug ? Tétraplégique, le beau robot. Dis, tu peux pas demander à tes morpions d’arrêter de me sucer la moelle ?

Ils arrêteront dès qu’ils auront tout appris. Pourquoi il t’a épargné ?

Le programme de Tomcat n’y connaissait que dalle question rock. Il comptait sur moi pour le rencarder sur vos réactions et vous foutre la main dessus. C’était pas dur à deviner. Tu parles si je l’ai aiguillé dans des impasses, le greffier ! En souvenir du bon vieux temps, non ?

Tomcat ?

C’est lui qui dirige la manœuvre maintenant. Gare aux poils du chat, papa.

Les shuriken avaient rempli leur devoir. Orlando savait où aller. Tous les systèmes mécaniques du robot étaient effectivement hors d’usage. OFF  – ou Tomcat  – comptait sur le chargement de scientifiques au-dessus des Bermudes pour remplacer les pièces manquantes et fabriquer un clone. Excellente déduction, petit pirate. Inutile de s’emparer des commandes de l’androïde. Celles du fantôme Panizza étaient ailleurs, dans un sacré coffre-fort dissimulé sous les poils du chat…

Le loup-garou commença par planter un chapelet de bombes lentes dans les neuroprocesseurs du robot. Cinq petites étincelles s’endormirent en auréole sous chaque bombe, prêtes à boguer un éventuel programme de déminage. Un brasseur avait planté son rostre au cœur de cette immonde gelée et commençait à décoder l’empreinte de fabrication d’OFF. Orlando ne prenait aucun risque. Le robot ne se relèverait pas. Jamais. Une faim de mordre fit tressaillir le spectre du loup-garou. Les tentacules s’étaient refermés comme la bouche d’un oursin. Orlando bascula en visuel.

Tomcat était allongé sur la poitrine du robot. Le bout de sa queue s’agitait, spasmodique. Ses pupilles de métal semblaient suivre le parcours invisible d’une souris planquée dans la carcasse d’OFF. Tout près de la tête, à la faiblesse du cou, là où il aimait tant venir ronronner…

Orlando shunta tous les réseaux électroniques. Maintenant. Les micro-shuriken se réunirent devant lui. Leur scintillement devint plus violent. Nuage de phosphènes qui dansaient devant le spectre. Maintenant. Les étincelles se regroupèrent, se concentrèrent et dessinèrent dans l’espace une épée que le loup-garou empoigna. Dehors, Tomcat se mit à cracher. Ses poils synthétiques s’enflammèrent comme des milliers de cordons Pickford.

 

 

Leur mission incendiaire satisfaite, les hippies s’étaient dispersés dans les rues de Londres. L’incendie faisait rage et gagnait maintenant les immeubles voisins de Leicester Square. Asphyxiés par la fumée, Anita et Antonin avaient transporté le corps de Trafic jusqu’au grenier. Dernière étape.

« Il devait pas avoir grand-chose dans le crâne pour peser aussi lourd sans ses neurones ! » pesta Anita en déposant Trafic sur le plancher.

Antonin, à bout de souffle, le visage noir de suie, regarda autour de lui. Tout cela allait joliment brûler. Le grenier, tout en lattes et madriers, serait le dessert du brasier. Et les kids, la cerise sur le gâteau… Antonin évita de penser à Orlando, petit tas racorni sur les dalles de sa cellule.

« Et Christina ? Où est Christina ? »

Dans leur fuite, ils avaient oublié de se surveiller les uns les autres. Antonin retournait déjà vers l’incendie quand la jeune fille émergea de la fumée.

« Vous aviez oublié ça », expliqua-t-elle en montrant le Jokari.

Antonin palpa instinctivement la poche de son veston. Le casque y était toujours. Avec le bracelet que portait Trafic, deux personnes pouvaient échapper à la crémation. Drôle d’évasion. Antonin secouait déjà la tête pour en refuser la douteuse opportunité quand Christina désigna un escalier de service métallique qui desservait une cour intérieure oblongue.

« La Buick est là ! Dépêchez-vous ! »

Antonin se précipita vers la rambarde. L’Electra 225 rutilait sous les lueurs de l’incendie. Christina chargea Trafic sur ses épaules et, déployant une formidable énergie, dégringola l’étroit escalier de fer. Antonin, médusé, la suivait péniblement en la priant de la laisser l’aider. Ça n’avait pas l’air vrai… Anita coinçait en jurant ses talons dans les interstices des passerelles. La maison s’effondrait de l’intérieur dans un fracas de madriers calcinés. Ils atteignirent le pavé de la petite cour. Christina largua sans ménagements le corps de Trafic sur la banquette arrière de la voiture. Antonin empoigna le biceps de la jeune fille et la força à se retourner.

« Comment tu savais que la Buick était là ? »

Un sourire ambigu éclaira l’adorable frimousse de Christina.

« Tu ne devines pas, petit d’homme ?

— Orlando, merde… Comment tu as fait pour…

— J’ai récupéré le code génétique de 42 dans le fantôme du golfeur. Incomplet, mais j’en avais déjà craqué la moitié. »

Christina lâcha un rire perlé.

« On a encore du boulot à faire, Toine. C’est pas le moment d’avoir des états d’âme », ajouta-t-elle en s’installant d’autorité au volant de la Buick.

OFF avait introduit dans le programme musical de la Buick un concert de Cari Perkins qui les conduisait tout droit à Londres, début janvier 1957…

 

 

 

Le spectre du loup-garou bascula. Il se sentait faiblir et les shuriken réintégraient leur néant génétique. Il avait presque tout fait, anéanti OFF et Tomcat, sauvé sa propre chaîne neurologique, mais il lui restait une dernière tâche à accomplir, un ultime ennemi à abattre. Il bascula pendant qu’il pouvait encore le faire. Le loup-garou remonta le sillon circonférentiel de Vicq-d’Azyr, franchit les pyramides et la scissure de Rolando, fureta dans la capsule interne et traversa l’avant-mur. L’ennemi était forcément là, tapi quelque part dans les hémisphères. Il le trouva dans le rhombencéphale, accroché à la toile choroïdienne comme une grosse araignée gorgée de sang. Le spectre ondula. Une ondée d’étincelles s’envola vers l’abcès, perfora l’anévrisme translucide et shunta l’hémorragie vers un autre réseau de vaisseaux. La peau du monstre s’opacifia tandis qu’il se dégonflait comme une baudruche. Les microtravailleurs mirent en place une précieuse dentelle vascularisée et atomisèrent la hernie mortelle. Le spectre envoya une dernière division d’étoiles à la recherche d’une éventuelle autre faiblesse qu’elles ne trouvèrent pas. Ce monde-là était tranquille pour un bout de temps. Le spectre laissa derrière lui une longue traîne de poussière argentée, reprit les commandes, bascula et ordonna un sourire.

« Qu’est-ce qui t’amuse ? grogna Antonin, irrité.

— Ça, répondit Christina en désignant le jeune Jimmy en train de quitter sa maison d’Epsom avec une guitare espagnole sur l’épaule.

— D’accord, tu as réussi. Led Zeppelin va exister et je ne suis plus menacé d’écrasement. Mais toi ? Qu’est-ce que tu as l’intention de faire maintenant ? »

Le regard énamouré de Christina le gênait horriblement.

« Je n’ai plus de corps disponible avant un siècle, et je ne pense pas que tu aimerais me voir garder celui-là. Alors je vais en choisir un autre, un jeune tant qu’à faire. J’essayerai de le garder en vie le plus longtemps possible. J’ai tous ces fichus concerts à voir. »

Le visage d’Antonin dessinait une insondable tristesse. Christina lui donna un petit coup amical dans la mâchoire, mimant au ralenti le swing d’un boxeur.

« Arrête de faire la gueule, Toine. Je l’ai guérie. »

Antonin fronça les sourcils.

« Guérie ?

— Plus d’anévrisme, plus rien. »

Une incontrôlable émotion fit briller les yeux du garçon. Christina se tourna vers le corps de Trafic toujours affalé sur la banquette arrière. Sa tête reposait sur les cuisses d’Anita.

« Prenez-en soin et laissez-lui son bracelet. Il reviendra quand John Bonham mourra. »

Elle parut réfléchir avant d’ajouter :

« Mais peut-être qu’il l’empêchera de mourir, qu’il passera dans l’enfant de son enveloppe… Il a l’air de prendre son pied derrière une batterie. »

Christina glissa le casque sur ses tempes et posa le Jokari sur ses genoux.

« Orlando…

— Oui ? »

Antonin secoua la tête. Il aurait tant voulu trouver les mots justes. Ils le fuyaient, comme d’habitude. Il les retrouverait dès qu’il ne s’agirait plus de les prononcer.

« Je vous laisse, le précéda Orlando. La petite a hâte de te retrouver. »

La main de Christina enroba le boîtier du Jokari. Le corps de la jeune fille s’affaissa, l’espace d’une seconde.

« Il… il est parti ? » bafouilla Antonin.

Christina hocha la tête. Une pointe d’amertume piqua la gorge du garçon, juste avant qu’il n’enlace sa girl-friend pour un délicieux baiser. Le meilleur de tous… Il aurait volontiers fait l’amour ici, tout de suite, dans cette rue de la banlieue de Londres, mais Christina le repoussa doucement et lui adressa un clin d’œil.

« Merci, petit d’homme », murmura-t-elle avant de presser enfin vraiment le bouton bleu du Jokari.

Antonin se sentit violemment rougir et poussa une épouvantable gueulante tandis qu’Anita éclatait de rire.

 

 

 

Comment pouvait-il être sûr qu’Orlando avait vraiment quitté le corps de Christina ? La jeune fille l’affirmait mais le spectre du loup-garou était capable de tout, y compris de dissimuler sa présence. Jamais Antonin ne fit l’amour à Christina sans que ce doute ne vienne le tourmenter. Où était Orlando ? Dans quelle enveloppe survivait-il ? Antonin avait passé des annonces dans toute la presse underground. Sans résultat. Christina et Antonin voyagèrent avec la Buick, vécurent un feu d’artifice de concerts absolument excitants. Ils s’efforcèrent, dans l’explosion des années 70, de ne rien bouleverser. Ils devinrent les spectateurs du monde, spectateurs d’un film dont ils connaissaient le scénario. Anita resta quelques semaines avec eux avant de se lancer à corps perdu parmi les météores des années 80. Elle fricota avec les Cramps, eut une liaison orageuse avec Lux Interior et traversa une longue période mystique qu’elle ponctua par une overdose de brown sugar. Trafic avait été installé dans une chambre, à Manhattan, devant une baie vitrée qui s’ouvrait sur l’océan. Il attendait là, comme une plante dont Antonin et Christina assuraient l’entretien, que son spectre ait fini de s’éclater.

Ce n’est qu’en mars 1970, au festival de Montreux et par une soirée de glace, qu’Antonin crut trouver une réponse à ses doutes. Christina était enceinte et Robert Plant entamait un frénétique Whole Lotta Love. Led Zeppelin fonçait sur sa rampe de lancement. Le groupe arrachait cent cinquante mille spectateurs de la banquise avec un concert inhabituellement brutal et dépouillé. Led Zep apposait avec une violence lumineuse son tatouage indélébile dans la chair du rock’n roll. Antonin avait assisté à d’autres concerts du groupe, en amont et en aval de celui-ci. À chaque fois, il avait reçu un formidable coup de poing. La pointe du dirigeable en plein plexus. Atomisé par cette musique de rêve-machine programmée dans les gouffres du temps par un Lovecraft cybernétique. La puissance du Zeppelin ne connaissait aucune limite. Elle plongeait les spectateurs dans la transe et l’ivresse. Une magie se dégageait du groupe, magie menaçante, apaisante, puis menaçante à nouveau. Quelque chose d’autre planait sur Led Zeppelin. À plusieurs reprises, dans ces rares et fabuleuses secondes où la musique établit la connexion totale entre le groupe et ses admirateurs, Antonin crut percevoir ce quelque chose. Il crut que la magie devenait palpable, que Led Zeppelin allait déchirer ce voile de ténèbres pour révéler la vérité… Et il se fit avoir. C’était pourtant ce quelque chose d’autre qui avait attiré Orlando. Ce soir-là, lorsque Jimmy Page brandit son archet au-dessus d’une Gibson rutilante et qu’un gosse força le barrage de gorilles pour venir s’agenouiller à ses pieds, Antonin se pétrifia. Dazed and confused. Le temps s’arrêta. Bonham, Jonesy, Plant et les videurs regardèrent ce gamin en prière sans intervenir. La foule cessa de hurler. Jimmy Page avait les yeux fermés. L’archet glissa entre les micros de la Gibson. Et lorsque Page le dressa vers le ciel, Antonin crut voir jaillir de l’instrument une fine arabesque d’étincelles scintillantes…

 

FIN